la Société de Saint-Luc et le renouveau de l'art sacré

Georges Rouault, <em>Christ aux outrages</em>, vitrail, église d'Assy, 1939.
Gino Severini, <em>Vierge</em>, fresque, Notre-Dame du Valentin, Lausanne 1934.

En Europe au début du XXème siècle, les artistes avaient renoncé aux décorations religieuses, n'ayant le choix qu'entre se plier à une esthétique mièvre et doucereuse ou choquer et passer pour des iconoclastes.
Avec Alexandre Cingria, Maurice Denis, Georges Rouault, Gino Severini, le changement des idées est si spectaculaire qu'aujourd'hui le terme "art sacré" est principalement associé à cette époque.
L'idée majeure est que les églises, comme tout autre édifice, doivent être construites et décorées par des artistes confirmés.

En 1924 paraissent les statuts de la Societas Sancti Lucae, ouverte aux "artistes et amis des Beaux-Arts qui se sont donné pour tâche de protéger le développement de l'art chrétien de tendance moderne". Alexandre Cingria est à l'origine de ce projet et avec lui les peintres Jean-Louis Gampert et Marcel Poncet, l'orfèvre Marcel Feuillat et l'architecte Fernand Dumas.


C'est que le problème de l'art sacré est plus vite résolu par le peintre que par le philosophe ou le métaphysicien. Et c'est là que l'artiste prend sa revanche sur la critique: perplexe, celle-ci se demande si elle doit ricaner au nom de Dieu, ou au nom de la Beauté.
Je crois qu'il n'y a d'art religieux que dans le sens où ces mots désignent simplement les arts se rapportant au culte, à la religion.
En cela la Société de Saint-Luc est bien une société d'art religieux.
Jacques-W. Aeschlimann, 1932.

La controverse

La revue L'Art sacré , créée en 1935 par les pères Régamey et Couturier installe le renouveau de l'art sacré.
Les discussions nées à l'origine de ce mouvement évoluent avec son développement: elles deviennent polémiques et on assiste à une véritable controverse.

En 1938, une exposition internationale est organisée à Genève avec l'appui de la Confédération par le Groupe Romand de Saint-Luc afin de "faire connaître l'internationalité de la renaissance de l'art sacré et rapprocher les artistes chrétiens les uns des autres pour que leurs efforts se soutiennent." (Extraits du catalogue). Parmi plus de 150 exposants on relève les noms de: Jean Bazaine, Emilio-Maria Beretta, Alexandre Cingria, Maurice Denis, Marcel Gromaire, Marcel Feuillat, Paul Monnier, Gino Severini, Hans Stocker. Georges Rouault figure au catalogue mais son envoi ne put être acheminé à temps.

Les critiques sont vives et contrastées.

Jusques à quand?...
(Le déformisme au Musée Rath à Genève)
Une exposition internationale d'art sacré est organisée actuellement au Musée Rath, à Genève, par le groupe romand de St-Luc. Ce qui frappe, en la parcourant de prime abord, c'est qu'elle ne vous apparait dotée d'aucun caractère religieux précis et qu'elle vous replace bientôt dans l'atmosphère habituelle des manifestations esthétiques purement profanes. Bien loin de vous présenter un effort artistique nettement marqué des signes de la piété chrétienne ou des élans de la mysticité, elle vous offre, fidèlement exprimées, les fantaisies en vogue dans certains cénacles de snobs, qui se trouvent avoir le privilège de bénéficier régulièrement des faveurs officielles. Aussi ne faut-il pas chercher, dans le public qui traverse les salles, une tenue recueillie. Le vernissage de l'exposition s'est passé dans l'ambiance la plus superficielle et la plus volage.
Les artistes, qui présentent à cette heure, leurs oeuvres au musée Rath, sont surtout en quète d'un éloge que n'a pas manqué de leur décerner M. Alphand, ambassadeur de France à Berne: "Voilà qui est très osé!" Il n'est donc plus question ici de cette modestie et de ce zèle de la Maison de Dieu des peintres du temps de l'Angelico, dont le seul but était de charmer nos plus hautes facultés ou de nous élever spirituellement. Il s'agit seulement d'épater, et, à cette unique fin, les excès les plus criants, les intempérances les plus grossières sont pleinement justifiées.
.....Jusques à quand la vie culturelle de notre pays sera-t-elle à la merci d'un courant dissociateur qui la paralyse et la dénature?
Il faut absolument que, d'ici peu de temps, il ne soit plus possible de dire que les sanctuaires, où notre peuple vient puiser une énergie morale, servent à répandre les conceptions d'une camarilla d'anarchistes et de révolutionnaires plus ou moins camouflés.
Henri Ponsard, L'Observateur de Genève, 15 septembre 1938.
Ils sont quatre Suisses, solides, joyeux, bons camarades qui vivent en parfaite intelligence et sans qu'aucune question de prééminence vienne troubler leur amitié. L'architecte c'est Dumas, le verrier et décorateur, Alexandre Cingria (le président, car il faut un président, et celui-là est un grand animateur). Baud est sculpteur, Feuillat orfèvre. Autour d'eux des architectes: Novarina, Bordigoni, Albert Cingria, des brodeurs: Marguerite Naville, Raoul Bovy-Lysberg, des peintres et graveurs: J.-L. Gampert, E. Beretta, P. Monnier, G. Thévoz, Jean van Berchem, des sculpteurs: Charles Collet, Cornaglia.
Dans cet heureux pays (la Suisse), on ne se contente pas de venir admirer - ou critiquer - au cours d'une exposition, l'oeuvre d'artistes créateurs. On leur confie d'importantes commandes. Et quand ils ont en mains une église, on ne vient pas introduire dans leur oeuvre des éléments disparates. Mais aussi quel résultat! comme leur travail est joyeux et libre!
J. Pichard, L'Art Sacré, octobre 1938.

Le mouvement était lancé, il ne s'arrêtera pas. Mais les artistes durent lutter.

Réponse de Paul Monnier aux réserves de certains paroissiens.

Lausanne, le 18 décembre 1949
 
Cher Monsieur le Curé,

Vous avez suivi toute la réalisation des vitraux du commencement à la fin. Vous avez vu mes premières esquisses, mes projets, mes cartons. Monsieur le curé H. vous a dit devant moi ce qu'il pensait de ces vitraux. J'ai encore fait à contre-coeur une ridicule retouche que je considère de ma part comme une lâcheté. Ces vitraux ont été inaugurés en présence de Monseigneur C., évèque du diocèse, d'un nombreux clergé, de Monsieur le Pasteur. Ils sont terminés. Maintenant s'il se trouve quelqu'un d'assez fourbe, d'assez hypocrite pour réclamer encore quelque chose sur les nudités d'Adam et d'Eve, veuillez lui dire de s'adresser directement à moi. Je prends toutes ces critiques comme des insultes personnelles, car je me permets de croire que j'ai assez de tact pour ne pas faire une obscénité dans une église.

Je vous en prie, usez de votre autorité pour mettre fin à cette plaisanterie qui a assez duré car je vous assure que je suis bien tenté de vêtir nos premiers parents si pudiquement que les gens poufferont de rire.

Soyez assez aimable pour me faire parvenir le solde de mon compte et dites à vos gens si prudes de ne pas me rendre odieuse une église où j'ai essayé de mettre le meilleur de moi-même.
Je vous reste très respectueusement dévoué.

Paul Monnier.
 
 
Michel-Ange, <em>Adam et Eve chassés du Paradis</em>, fresque, chapelle Sixtine, Cité du Vatican, 1512.
Adam et Eve représentés pendant la Renaissance
Signature de Paul Monnier